
La culpabilité est une émotion humaine universelle, profonde, souvent douloureuse. Elle accompagne nos gestes, nos pensées, parfois même notre simple existence. Elle peut être salutaire, en nous rappelant nos responsabilités vis-à-vis des autres, mais elle peut aussi être écrasante, diffuse, irrationnelle. D'où vient-elle réellement ? Est-elle le fruit d’une éducation, d’un conflit intérieur, ou d’une fracture plus fondamentale ? Explorer la racine de la culpabilité suppose de naviguer entre psychologie, morale et spiritualité. Il apparaît alors que la culpabilité ne prend pas naissance seulement dans nos actes, mais qu’elle plonge ses racines dans une expérience plus intime : celle de la séparation, réelle ou illusoire, entre nous et ce qui nous dépasse.
Dans une perspective psychologique, la culpabilité émerge principalement de l’écart entre ce que nous faisons et ce que nous croyons devoir faire. Dès l’enfance, nous sommes exposés à des normes, des règles, des attentes transmises par nos parents, la société, l’école ou les traditions religieuses. Ces repères deviennent progressivement des parties intégrantes de notre conscience morale. Ainsi, lorsque nos actions semblent trahir ces repères, un mécanisme intérieur se déclenche : la culpabilité nous avertit d’un désalignement. C’est ce qui fonde son rôle social et éthique. Elle régule nos comportements, encourage la réparation, et garantit la cohésion avec le groupe.
Mais la culpabilité ne se limite pas à cette fonction. Elle touche aussi à notre identité. Lorsqu’un individu agit à l’encontre de l’image qu’il a de lui-même — honnête, loyal, juste — la souffrance n’est pas seulement morale : elle est existentielle. Ce conflit entre l’être et l’action peut provoquer une forme de rejet de soi, de honte. Parfois même, la culpabilité surgit sans qu’il y ait eu véritable faute : elle est alors le fruit d’un conditionnement, d’un excès d’empathie ou d’un surmoi trop rigide. Dans ces cas, elle n’est plus guide mais fardeau.
Toutefois, au-delà de ces explications psychologiques, une dimension plus profonde peut être explorée. Une lecture spirituelle de la culpabilité propose une autre origine : non pas un acte fautif, mais une croyance ontologique — celle d’une séparation entre l’être humain et la Vie, ou Dieu. Dans cette perspective, la culpabilité n’est pas seulement liée à ce que l’on fait, mais à ce que l’on croit être : un être séparé, isolé, coupé de l’unité originelle. Il ne s’agit plus d’un simple manquement aux normes sociales, mais d’une fracture intérieure qui engendre une douleur silencieuse, une nostalgie de l’unité.
Cette culpabilité dite "existentielle" ne repose pas sur un péché ou une erreur concrète, mais sur l’illusion d’une chute, d’une distance entre soi et la source de toute vie. L’être humain aurait, à un moment symbolique, cru s’être détaché de l’absolu — et cette croyance aurait suffi à créer un sentiment de faute. Il tente alors, à travers la morale, la religion, la réparation ou l’auto-punition, de combler cette séparation, sans comprendre que celle-ci n’a jamais été réelle. Dans ce cadre, la véritable guérison de la culpabilité ne viendrait pas de l’expiation, mais du réveil intérieur, du souvenir que la séparation était illusoire, et que l’unité demeure toujours présente.
Ainsi, la racine de la culpabilité pourrait se situer à deux niveaux complémentaires : d’une part, dans notre rapport aux normes intériorisées et à notre identité morale ; d’autre part, dans une expérience plus subtile et fondamentale — celle d’avoir oublié notre lien intime avec le Tout. Reconnaître cela ne revient pas à nier les responsabilités humaines, mais à comprendre que certaines formes de culpabilité ne relèvent pas de la justice ou de la faute, mais d’une croyance à interroger. Distinguer la culpabilité saine, régulatrice, de la culpabilité pathologique ou spirituellement illusoire devient alors indispensable pour retrouver une relation apaisée avec soi-même et avec le monde.
Riad Zein